A l’instar de la taxonomie sociale mise en veille pour concentrer les efforts européens sur la taxonomie environnementale, la finance sociale semble souvent déclassée au second rang derrière une finance qualifiée de « verte ».
Pourtant, les sujets sociaux sont omniprésents dans notre société : un taux de chômage élevé, en particulier pour les personnes en situation de handicap (14%) et les personnes vivant dans des Quartiers Prioritaires (17.3%) ; 300.000 personnes à la rue; les récents scandales sur les mauvais traitements infligés aux personnes âgées dans les EPHAD ; un ratio d’écart de rémunération entre les grands patrons et leurs salariés au SMIC aux alentours de 250 ; des enjeux de développement gigantesques pour des pays de l’hémisphère Sud ; etc.
Pour répondre à ces enjeux, une (très) petite proportion des flux financiers sont dirigés vers des acteurs sociaux : associations, coopératives, entreprises sociales, fondations ou entreprises classiques en transformation. Cette finance, désignée par des adjectifs divers (sociale, solidaire, inclusive, etc.), a vu le jour dans les années 80 mais les montants investis dans ces projets restent insuffisants. Les raisons sont multiples. Par exemple, les rendements financiers sont inférieurs au rendement de marché, certains acteurs de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) sont opposés à une « financiarisation » du secteur et les décideurs politiques en France et en Europe priorisent d’autres sujets. En effet, comme détaillé dans plusieurs articles de re.boot (dispo ici), les pouvoirs publics se sont emparés des sujets autour de la finance dite « verte » ou « environnementale » et ont mis en place plusieurs réglementations (SFDR, Taxonomie, CSRD, MiFID 2). Si ces avancées sont indéniablement essentielles et positives, la responsabilité sociale de la finance ne doit pas être négligée. Plus encore, les sujets sociaux sont indispensables à une transition juste de l’économie française, européenne et mondiale.
La finance sociale
La finance sociale moderne tire son origine du premier fonds de partage européen créé en France en 1983 par Ecofi, filiale du Crédit Coopératif. A cette époque, les taux d’intérêts ont atteint des niveaux records (les obligations d’état français ont par exemple atteint plus de 15% au début des années 80 contre 3% actuellement et des taux négatifs en 2020). La société de gestion Ecofi, à la demande de congrégations religieuses, a alors monté un fonds dont une partie des revenus est directement reversée au Comité Catholique pour la Faim et pour le Développement. Ce mécanisme de redistribution d’une partie de la performance financière s’appelle la finance de partage.
Plus largement, la finance sociale désigne aujourd’hui le financement d’acteurs sociaux. Traditionnellement, les acteurs financés se limitaient aux acteurs historiques de l’Economie Sociale et Solidaire, c’est-à-dire les associations, les fondations, les mutuelles et les coopératives. La finance sociale s’est par la suite élargie à des sociétés commerciales, notamment les entreprises labellisées ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale, label né en 2014 de la loi relative à l’économie sociale et solidaire). Les entreprises ESUS ont des statuts adaptés à leur finalité sociale ; l’entreprise doit prouver qu’elle poursuit un objectif social, que la finalité sociale a un impact financier sur ses comptes et que les écarts de rémunération sont limités. Enfin, les entreprises à impact avec un statut classique peuvent également entrer dans le champ d’actions de la finance sociale, à condition que celles-ci justifient leur utilité sociale.
Au-delà des structures juridiques des organismes financés, la finance sociale est par essence très hétérogène. Voici une liste non-exhaustive de stratégies d’investissement social :
Thématique : De nombreux fonds financent des projets dans une thématique cadrée définie dans leur thèse d’investissement. Ces thématiques peuvent être les suivantes : la santé, l’éducation, l’insertion économique, le logement d’urgence, etc. Par exemple, on peut citer le fonds Mutuelles Impact, géré par XAnge et Investir&+, sur le thème de la santé et du bien-être.
Population cible : L’impact social peut être la population finale cible du projet financé : handicap, personnes âgées en perte d’autonomie, NEET (Not in Education, Employement or Training), enfants, etc. On peut citer ici Phitrust qui cible un public vulnérable et défavorisé.
Zone géographique : Les zones géographiques cibles peuvent être les pays en développement, les quartiers sensibles (QPV, QVA), zone rurale, etc. Par exemple, Investisseurs et Partenaires (I&P) soutient des entrepreneurs et des fonds à impact sur le continent africain et Impact Local, géré par Impact Partners, finance des entreprises dans des quartiers sensibles et en zone rurale.
Objectifs de Développement Durable (ODD) : Certains investisseurs s’appuient également sur les ODDs pour formaliser leur stratégie sociale. Les ODDs les plus répandus dans les fonds sociaux sont : Eradication de la pauvreté (ODD 1), Accès à la santé et bien-être (ODD 3), Accès à l’éducation (ODD 4), Accès à des emplois décents (ODD 8) et Réduction des inégalités (ODD 10).
Autres : D’autres stratégies peuvent être considérées comme sociales. Par exemple, le fonds peut cibler des projets créés par des femmes (SISTA fund), faire de l’engagement actionnarial ou encore améliorer le bien-être des salariés.
La majorité des investisseurs sociaux sont membres du collectif FAIR (association qui fédère les acteurs de la finance à impact social). Vous pouvez retrouver la liste des adhérents sur ce lien : https://www.finance-fair.org/fr/nos-membres
Enfin, l’outil financier peut également varier en fonction de la structure financée, de l’appétence au risque ou de la stratégie de l’investisseur : capital, prêt, titre associatif (association), titre participatif (coopérative), billet à ordre, subvention ou plus récemment, des contrats à impact.
Le point commun entre tous les fonds sociaux est la recherche, au-delà de la rentabilité financière, d’un objectif social. Selon la définition utilisée dans la réglementation SFDR, un fonds avec un objectif social : lutte contre les inégalités, favorise la cohésion sociale, l’intégration sociale et les relations de travail ou investit dans le capital humain ou des communautés économiquement et socialement défavorisées. On retrouve ainsi dans cette définition les stratégies décrites précédemment.
La finance sociale regroupe en somme des thématiques et des réalités multiples. Contrairement à la finance environnementale qui peut s'appuyer sur des faits scientifiques et qui poursuit un objectif clair de financer des projets qui luttent ou permettent de s’adapter au changement climatique (sans oublier la perte de la biodiversité, article dispo ici), la finance sociale doit être considérée dans toute sa complexité. Or, malgré le manque cruel de financements vers des projets sociaux, la taxonomie sociale européenne se heurte aujourd’hui à l’hétérogénéité de la finance sociale, aux modèles sociaux déséquilibrés entre les pays européens et aux difficultés à établir des critères sociaux mesurables.
Une finance durable à deux vitesses
Comme évoqué en préambule, la taxonomie sociale est au point mort. Les décideurs européens ont fait le choix de se concentrer sur la taxonomie environnementale alors que, pour certains investisseurs à impact, la taxonomie sociale aurait dû être finalisée en priorité. Cette idée est par exemple partagée par Mathieu Cornieti, président de la commission Impact de France Invest, qui a récemment publié un article dans Les Echos concernant ce sujet. Le président de la commission Impact, qui est par ailleurs président d’un fonds à impact, argumente que la Commission Européenne aurait dû s’atteler en premier à la Taxonomie Sociale. Selon lui, « L'urgence climatique, c'est d'abord une urgence sociale, maintenant, sous nos yeux ». L’objectif ici n’est pas de prioriser la taxonomie sociale ou la taxonomie environnementale mais de démontrer que la finance verte ne peut pas être complète sans dimension sociale (et inversement). Cependant, la régulation autour de la finance durable, à comprendre ici comme la finance environnementale et sociale, est foncièrement déséquilibrée.
En effet, dans le cadre du European Green Deal approuvé par le Parlement Européen en 2020, de nombreuses réglementations ont été mises en œuvre au niveau français et européen pour diriger les flux financiers vers des projets environnementaux. La plus évoluée et symbolique des initiatives est la taxonomie environnementale qui a pour objectif de définir précisément les activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement (pour plus d’informations, lien de l’article sur la Taxonomie verte). Dans cette directive européenne, la seule condition sociale pour qu’un investissement soit considéré comme durable est le respect de certaines conventions internationales comme les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Ces conventions – au-delà d’être peu exigeantes voire insuffisantes pour réellement garantir des niveaux sociaux minimum – s’appliquent dans les faits à toutes les entreprises et à tous les investisseurs, avec une stratégie durable ou non.
Par ailleurs, les réglementations comme la SFDR, qui annonce promouvoir le développement de l’investissement durable (environnemental et social), laisse en réalité très peu de place à la dimension sociale. Par exemple, cette réglementation s’appuie sur la taxonomie environnementale et, en l’absence de taxonomie sociale et donc de définition claire des activités sociales, les sujets sociaux laissent place à l’interprétation des acteurs financiers. C’est par exemple le cas concernant les Principales Incidences Négatives (PAI pour Principal Adverse Incidences), c’est-à-dire la mesure des impacts négatifs des activités. Dans l’annexe 1 des RTS de SFDR, les 18 indicateurs que les acteurs financiers doivent obligatoirement mesurer incluent des impacts négatifs environnementaux et sociaux. Cependant, aucun niveau minimum n’est défini donc les seuils sont laissés à la main des gérants financiers.
L’AMF a par ailleurs récemment publié ses propositions de révisions des exigences pour les fonds durables au sens de la SFDR (Articles 8 et 9). La première proposition présentée plaide en faveur de l’alignement de la SFDR à la directive européenne Taxonomie Environnementale. De ce fait, cette proposition omet entièrement les enjeux sociaux de la SFDR et donc de la définition d’un investissement durable. Afin de donner les moyens à la finance de contribuer à une transition juste, le décalage réglementaire entre la finance environnementale et la finance sociale doit pourtant impérativement se réduire.
A noter cependant que deux réglementations ont récemment vu le jour pour favoriser le financement de projets à forte utilité sociale : les contrats à impact et les fonds 90/10. Pour en savoir plus, FAIR a publié de nombreux articles et études sur ces thématiques (disponible sur le site : https://www.finance-fair.org/fr)
Pour financer une transition juste, la finance durable doit structurellement intégrer les sujets sociaux
Dans son rapport publié cet été « ESG : Three letters that won’t save the planet », The Economist défend l’idée que l’ESG (Environnement, Social et Gouvernance) doit être réduit à un seul critère environnemental : les émissions de CO2.
Au-delà de classer les critères E, S et G par importance, ce rapport illustre que ces critères sont traités de manière séparée. De même, les templates construits par l’Union Européenne demande de publier un pourcentage d’investissements sociaux distinct du pourcentage d’investissements environnementaux. Pourtant, les impacts environnementaux et sociaux sont intrinsèquement liés et ne peuvent pas être étudiés séparément dans le cadre d’une transition écologique qui se veut juste. Novethic définit la transition juste comme « un concept qui dispose que la transition énergétique ne doit pas se faire aux dépens de la question sociale ».
De plus, de nombreuses études démontrent que les personnes socialement et économiquement défavorisées sont également les plus vulnérables au dérèglement climatique. Par exemple, le rapport Impacts, adaptation et vulnérabilité du GIEC a de nouveau mis en évidence que, même si le changement climatique n’épargnera rien ni personne, les personnes de la Bottom of The Pyramid seront les plus affectées par la crise écologique. Le mouvement des Gilets Jaunes, né à la suite de la hausse des prix du carburant, démontre également le lien étroit entre les enjeux environnementaux (la baisse de la consommation de pétrole pour atteindre les objectifs climatiques de l’accord de Paris) et les enjeux sociaux.
Les enjeux sociaux doivent donc être incorporés dans les investissements durables à deux niveaux :
Les enjeux sociaux doivent être intégrés à tous les financements durables : Les réglementations actuelles annoncent déjà prendre en compte ce premier niveau. Cependant, les seuils, quand ils sont indiqués, sont largement insuffisants. Le risque sur ce point est, comme cela est régulièrement fait au niveau européen, de s’aligner sur le moins-disant social.
Les investissements dans les projets sociaux doivent se multiplier : les pouvoirs publics doivent encourager les investissements vers des projets à finalité sociale, sur le modèle des projets techs (FrenchTech, etc.) et environnementaux. Pour ce faire, l’exécutif français et européen dispose de plusieurs armes incitatives et coercitives : réglementaires, fiscales, financières, commandes publiques, etc. Certaines propositions ont par exemple été poussées par le Mouvement Impact France lors des dernières élections présidentielles (https://www.impactfrance.eco/nos-actus/presidentielle ).
Pour progresser sur ces deux niveaux, la finance durable doit s’armer d’indicateurs et de définitions standardisés sur les enjeux sociaux. Ce développement prendra forme avec la mise en place de la taxonomie sociale. Le 28 février 2022 sortait le rapport final de la Plateforme pour la finance durable de l’Union européenne sur la taxonomie sociale européenne. Dans son analyse du rapport, Julia Robin, chargée de plaidoyer chez FAIR, insiste sur la nécessité d’avoir une taxonomie sociale qui soit suffisamment exigeante pour être utile. Une taxonomie sociale européenne exigeante, apolitique, complète et strictement appliquée permettra de garantir des niveaux sociaux minimums dans tous les investissements durables et de promouvoir les investissements vers les projets sociaux. Ces conditions sont indispensables pour financer une transition juste et inclusive.
Deux exemples de secteurs à financer pour une transition juste
Rénovation thermique :
D’une part, le secteur résidentiel-tertiaire représente près de 20% des émissions de GES. D’autre part, en France, un ménage sur trois est en situation de précarité énergétique. Les foyers les plus modestes n’ont pas les moyens de rénover leur habitation (gagner une classe énergétique coûte 16.000€ en moyenne) et paient chaque mois des charges très élevées (chauffage, etc.) qui pèsent sur leur budget. Des projets comme Réseau Eco-Habitat, qui accompagne les personnes vivant dans des conditions de mal-logement à avoir accès aux aides publiques pour la rénovation de leur habitat, contribue à une transition juste. En plus de réduire considérablement les émissions liées à l’habitation des bénéficiaires, la rénovation thermique des bâtiments favorise l’inclusion sociale des personnes en situation de vulnérabilité ; l’accès à un logement digne permet de recevoir davantage de visites, mais aussi d’évoluer professionnellement dans des meilleures conditions et d’être en meilleure santé.
La finance sociale, dans ce cas, permet également d’atténuer le changement climatique.
Migration climatique :
Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, 21.5 millions de personnes ont été déplacées chaque année de force depuis 2008 à cause de catastrophes naturelles (inondations, tempêtes, incendies ou températures extrêmes). Avec le dérèglement climatique, cette migration climatique risque de se renforcer dans le futur et des zones pourraient même devenir inhabitables (Asie du Sud Est, Golfe Persique, pays bordant la mer Rouge, etc.). Pour répondre à ce déplacement des populations, les sociétés devront s’adapter à plusieurs niveaux : former les nouveaux arrivants, par exemple avec l’apprentissage du français (Frello) ; développer des entreprises adaptées pour accueillir et accompagner les migrants (each One) ; inclure financièrement ces personnes souvent jusqu’ici non bancarisées (PerMicro) ; proposer des logements d’urgence aux personnes arrivant dans des situations compliquées (Croix-Rouge) ; etc.
La finance sociale, dans ce cas, permet également de s’adapter au changement climatique.
Conclusion
« La finance sera verte ou ne sera pas », l’expression utilisée par Bruno Le Maire, Ministre de l'Economie et des Finances, lors du Climate Finance Day en 2021 était incomplète. Pour réussir une transition écologique, juste et inclusive, la finance se doit également d’être sociale. Rappelons ici que l’un des trois objectifs du European Green Deal est « leave no person and no place behind ». Il faut désormais formaliser cet objectif dans les textes législatifs et s’assurer que les enjeux sociaux soient pris en compte dans tous les investissements durables et que des flux financiers massifs soient dirigés vers des projets à forte utilité sociale.
Article écrit par Vincent Mehault, Analyste dans un fonds à impact et membre de la communauté re.boot.
1. Source : Handicap.gouv
2. Source : INSEE
3. Source : Fondation Abbe Pierre
4. Exemple : pour atteindre les Objectifs de Développement Durables, les besoins financiers sont estimés à 2.5 - 3 trillions de dollars.
5. Source : UNCTAD World Investment Report, 2014
6. Source : Article Les Echos - Mathieu Cornieti
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